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Rencontre avec Jean Hatzfeld de J.H.D.
 

C’était en 2005, à l’occasion d’une ballade dans les allées du Salon du Livre. Jean Hatzfeld venait pour dédicacer ses livres, rencontrer ses lecteurs. Une occasion unique pour parler avec lui du Rwanda, du génocide des Tutsis, de l’avenir de l’Afrique…

Purjus : Bonjour Jean Hatzfeld, je suis venu vous interviewer pour le site www.purjus.net. Nous avions parlé à l’époque de sa sortie en septembre 2003 du livre Une saison de machettes. Néanmoins, est ce que vous pouvez vous présenter pour nos lecteurs et visiteurs qui ne vous connaîtriez pas ?

Jean Hatzfeld : Eh bien, j’étais journaliste pendant très longtemps, ce qu’on appelle un reporter, c'est-à-dire quelqu’un qui voyage. J’étais particulièrement attiré par les pays en guerre, j’ai donc beaucoup voyagé dans des pays en guerre pendant 25 ans et en 1994, je suis allé au Rwanda et ça a été le début d’un changement dans ma vie puisque de reporter, je suis passé écrivain. Je dis ça sans qu’il n’y ait aucune notion qualitative dans ce changement mais c’est une autre manière de me comporter et d’écrire. J’ai abandonné momentanément le journalisme pour devenir écrivain. Quand je dis que je suis devenu écrivain, je veux dire par là que j’ai changé ma manière d’écrire. L’évènement Rwanda a déclenché quelque chose chez moi qui a été fort et qui fait que j’ai changé de casquette.

Purjus : C’est un évènement particulier ou le génocide dans sa totalité qui a modifié votre perception ?

Jean Hatzfeld : C’est d’avoir été confronté à un génocide. Pendant 25 ans, j’ai été confronté à des guerres en Israël, Palestine, Moyen Orient, Haïti, Bosnie et là, j’ai été confronté à l’évènement génocide, un évènement tout à fait extraordinaire à cause de l’idée d’extermination qu’il sous entend. Et ça, ça m’a beaucoup bouleversé. J’ai traversé une expérience dont on se remet assez difficilement parce qu’on touche du doigt le Mal, le Mal absolu selon les gens.

Purjus : Votre travail sur le génocide rwandais s’articule autour de 2 livres. Le premier Dans le nu de la vie est sorti en 98, quatre ans après le génocide. Il vous a fallu ce recul nécessaire pour pouvoir l’écrire ?

Jean Hatzfeld : Oui et non. Ce n’est pas tellement moi qui avais besoin de recul que les rescapés à qui je m’adressais. En 1994, comme tous les journalistes, je me suis trompé. J’ai suivi l’événement du génocide sans vraiment le comprendre et en me trompant comme tout le monde, c'est-à-dire que j’ai oublié comme tout le monde un protagoniste de l’histoire qui est le rescapé. En revenant à Paris en septembre 94, après le génocide, bien après les tueries, j’ai compris cela et surtout cela m’a remémoré ce qu’avait très bien écrit Primo Levi dans Si c’est un homme et après dans un deuxième livre qui s’appelle Les Naufragés et les rescapés, 40 ans après sur l’effacement du rescapé, l’oubli du rescapé, la tendance du rescapé à se retirer de l’Histoire – une tendance très très forte – et la tendance des témoins à oublier les rescapés. Comme j’avais lu Hannah Arendt, j’ai tout de suite compris cela en 1994 et c’est là que j’ai décidé qu’un jour je ferai ce livre sur les rescapés, Dans le nu de la vie. J’ai attendu 5 ans en fait. C’est l’histoire d’une rencontre avec une personne. C’est assez compliqué de trouver le village où m’installer, la personne avec qui travailler, les personnes qui accepteraient de travailler avec moi.

Purjus : il vous a donc fallu 2 ans et demi de travail pour recueillir les témoignages du livre ?

Jean Hatzfeld : Oui, c’est ça, à peu près 2 ans et demi, un peu plus, si on tient compte du temps qu’il a fallu pour trouver ce village et ces gens. J’ai été confronté à un problème très particulier. Au lendemain d’une guerre, les gens ont envie de parler, raconter, accuser, pleurer, réclamer, etc… Au lendemain d’un génocide, les gens ont tendance à se taire. J’ai donc été confronté au problème du silence qu’on a très bien connu au lendemain de l’Holocauste puisqu’il a fallu attendre des dizaines d’années pour que les gens acceptent de parler et de lire ce que les autres racontaient. J’ai laissé du temps au temps comme on dit. Et ensuite, j’ai effectivement mis du temps à trouver ce village et à travailler avec ces gens-là.

Purjus : Votre travail sépare en 2 livres les victimes et les bourreaux. A-t-il été question après coup de croiser leurs témoignages ?

Jean Hatzfeld : Non, cela aurait été impossible. Cela aurait été indécent moralement, cela aurait été impossible physiquement de toute façon parce que les rescapés n’auraient jamais accepté et les tueurs non plus, mais les tueurs, c’était moins important. Maintenant, il y a quelque chose qui s’est passé et ça distingue un génocide d’une guerre. Au lendemain d’une guerre, même si c’est difficile, la réconciliation est toujours possible. Au lendemain d’un génocide, c’est impossible. La réconciliation au sens fort du terme, celle qui sous entend le pardon. L’idée de pardonner est impossible. Les gens peuvent se côtoyer évidemment, se rapprocher, discuter affaires, parler des obligations de leurs enfants, aller au marché, même jouer au foot mais se pardonner c’est impossible. Donc se parler réellement aurait été impossible.

Purjus : vous pensez donc qu’il n’y a pas de réconciliation possible actuellement au Rwanda, même pour les années à venir ?

Jean Hatzfeld : Cela dépend de ce que vous entendez par réconciliation. Si vous allez au Rwanda demain, si vous allez dans ce village, vous verrez des gens qui ont tué et des gens qui sont des rescapés. Ils se parleront entre eux, ils se parleront au marché, autour du stade de foot, ils se parleront à l’école et donc vous aurez l’impression qu’en fait, ils se réconcilient. Après, ça dépend de ce qu’on met comme sens dans le mot réconciliation. Si c’est le sens fort, c'est-à-dire avec l’idée du pardon, ça c’est impossible. Vous ne pouvez pas demander à une personne qu’on a essayée d’exterminer de pardonner ça. Une personne peut pardonner qu’on ait tué ses enfants ou détruit sa maison mais l’idée qu’on ait voulu l’exterminer, ça c’est impardonnable. Donc dans ce sens là, cette réconciliation n’est pas possible pour cette génération qui a vécu le génocide mais comme ça s’est passé en Europe centrale, en Allemagne ou en Pologne, on peut imaginer que ce sont les générations d’après, c'est-à-dire celles des enfants de tueurs et des rescapés qui se rapprocheront et se réconcilieront. Ça c’est tout à fait envisageable.

Purjus : Par rapport au livre Une saison de machettes est ce que le témoignage des tueurs a été envisagé dès le départ ou bien s’est il imposé après, par exemple au moment de la sortie de Dans le nu de la vie ?

Jean Hatzfeld : Moi je n’ai jamais imaginé une seule seconde faire un livre sur les tueurs. Pour plusieurs raisons. La principale est que chaque fois que j’avais rencontré des tueurs, soit en 1994 quand j’étais allé au Rwanda, soit après quand j’ai fait ensuite pendant 2 ans et demi ce livre sur les rescapés (Dans le nu de la vie), cela n’avait aucun intérêt. Je voyais des gens qui étaient en liberté au Rwanda, en Belgique ou en France d’ailleurs et qui n’avaient rien vu, n’avaient rien fait ou qui avaient été obligés, etc… L’idée du livre n’avait pas de sens et en plus, je trouvais ça pas très intéressant ni politiquement ni moralement. Et puis le premier livre est sorti, Dans le nu de la vie et beaucoup de lecteurs m’ont posé la question très simplement : ces gens là qui ont fait ça, c'est-à-dire tuer des gens tous les jours de la semaine comme au travail, qu’est ce qu’ils ont dans la tête ? Cela m’a un petit peu intrigué qu’on me pose cette question et retournant au village, j’en ai parlé avec un des rescapés qui a travaillé avec moi sur le premier livre Innocent Rwililiza. C’est lui qui a eu l’idée non pas de s’adresser à des gens liberté mais à des gens en prison, c'est-à-dire des gens qui étaient passés directement de la période des tueries à la période des camps dans l’ancien Zaïre (l’actuel Congo) puis à la prison et qui donc n’avaient jamais été confrontés à ce qu’ils avaient fait. Ils vivaient un peu comme dans une bulle, ils étaient dans un pénitencier et donc ces gens là, on est allé les voir. On leur proposé de parler et c’est là que je me suis aperçu qu’il y a des circonstances assez exceptionnelles pour lesquelles je n’ai rien à voir, je n’ai aucun mérite. J’étais en face de gens qui avaient été condamnés qui n’avaient pas peur que ce qu’ils diraient pourrait les pénaliser ou d’ailleurs les arranger. Ils se pensaient en prison pour le reste de leurs jours, ce qui n’a pas été le cas puisque beaucoup sont sortis mais ils ne le savaient pas au moment où ils ont parlé. Ils ont donc accepté cette aventure, de raconter à un Blanc qui ne portait pas de jugement sur eux. Je ne portais pas de regard accusateur ou complice sur eux. Et c’est un petit peu comme ça que ça s’est fait, j’allais dire pour parler un peu vulgairement en reculant, c'est-à-dire que je n’y croyais pas et que je l’ai fait en me disant pourquoi ne pas le tenter et petit à petit, le livre s’est fait comme ça.

Purjus : Est-ce qu’il y a quelque chose qui vous a frappé chez les bourreaux que vous avez interrogés ?

Jean Hatzfeld : Ce qui est tout à fait frappant et distingue vraiment un génocide d’une guerre civile, c’est l’absence totale de culpabilité sur ce qu’ils ont fait. C’était pareil pour les gens qui étaient dans les Einsatz Gruppen et qui revenaient de Pologne ou de Russie et qui ont après la guerre réintégré les chemins de fer ou l’université allemande sans aucune gêne. Là c’est absolument époustouflant de voir que ces gens là qui ont tué pendant tous les jours de la semaine de 9h à 14h à la machette leur voisin n’éprouvaient aucune culpabilité. Ils éprouvent des regrets mais des regrets personnels. Ils regrettent d’avoir gâché leur vie ou la vie de leurs enfants, d’avoir perdu de l’argent, une parcelle. Ils regrettent ce qu’ils ont fait mais n’éprouvent pas de remords au sens où ils n’éprouvent pas de réelle culpabilité et ça c’est tout à fait étonnant. Ils vivent avec une espèce de sérénité qui est difficilement compréhensible et vivable.

Purjus : À l’inverse, est qu’il y avait quelque chose qui vous a frappé chez les victimes quand vous les avez interrogées ?

Jean Hatzfeld : Exactement, la même chose inverse, c'est-à-dire le sentiment de culpabilité que peuvent éprouver les gens qui sont rescapés. Alors ça, c’est quelque chose qui avait été très sensiblement et fortement décrit par Primo Levi : un rescapé se sent toujours rescapé d’un génocide en sortant d’Auschwitz ou en sortant des marais rwandais, et Ritthy Panh le raconte aussi très bien dans S21, en sortant de Phnom Pen. Un rescapé se sent toujours un petit peu coupable d’avoir survécu d’une part et d’autre part d’avoir été la cible d’une extermination. Il se remet difficilement psychologiquement et humainement de cette idée qu’on ait voulu l’éradiquer de la Terre. Et donc, c’est en fait la même chose qui m’a surpris chez les 2. C'est-à-dire, ce très bouleversant sentiment de culpabilité chez les rescapés : on a envie de leur dire, vous n’y êtes pour rien, vous avez survécu tant mieux. Eh bien non, ils se sentent comme dit une rescapée, on se sent blâmable d’avoir pris la vie de quelqu’un qui la méritait tout autant. Ça c’et très bouleversant et à l’inverse, la non culpabilité chez les tueurs, c’est à près la même chose.

Purjus : À l’heure actuelle, quand on regarde ce qui se passe en Afrique, on voit le Darfour, la pandémie de sida qui se développe. Il y a eu la sortie du film Le Cauchemar de Darwin qui montrait l’exemple d’un désastre écologique et économique autour du lac Victoria. Est-ce que vous pensez qu’il existe un moyen de sortir l’Afrique de l’état dans lequel, elle se trouve d’une part et d’autre part, quelles sont à votre avis les causes de la situation actuelle de l’Afrique ? Si vous voyez une explication ? Ou bien une conjonction d’éléments ?

Jean Hatzfeld : Ce n’est certainement pas une conjonction d’éléments. C’est trop difficile et trop douloureux de répondre et en fait, je n’ai pas la réponse à ça. On voit que l’Afrique a du mal à s’intégrer dans une certaine modernité pour des raisons qui sont diverses, parfois formidables (le refus est formidable) mais cela les met en grande difficulté. Après, c’est trop divers, trop complexe et je ne suis pas assez intelligent en plus. Mais je vois là des blocages, c’est lié bien sûr à la colonisation, une incompréhension d’un jeu géopolitique mais ça c’est toujours des petites raisons, si je puis dire, qui ne suffisent pas à expliquer ni le Darfour ni le génocide au Rwanda.

Purjus : Quand j’ai lu Une saison de machettes, il m’a plutôt semblé qu’en mettant l’accent sur l’éducation, peut être qu’on aurait pu éviter ce genre de massacres.

Jean Hatzfeld : Alors là, je vous contredis complètement parce que l’une des choses qui est tout à fait spectaculaire dans ce génocide tutsi au Rwanda exactement comme en Allemagne, c’est de constater que les intellectuels, les gens cultivés, les gens qui avaient voyagé, les gens lettrés se sont conduits de la même façon que les illettrés, les gens qui n’avaient pas eu la chance d’aller à l’école.

Purjus : Ils étaient meneurs ?

Jean Hatzfeld : Ils étaient meneurs, ils ne sont absolument pas distingués et donc de ce point de vue là, je ne crois absolument pas à un déficit d’éducation ou de culture en Afrique. Je pense qu’à un moment donné, ils n’arrivent pas à s’intégrer dans un mouvement du monde qui s’accélère et ils refusent cette accélération. Absolument pas une question d’éducation.

Purjus : Est-ce que vous allez revenir au Rwanda ?

Jean Hatzfeld : J’y vais régulièrement. Je vais toujours dans ce même village, j’ai décide de travailler dans ce village. C’est un village, Nyamata, des marais et 14 communes autour. J’y vais pour diverses raisons, affectives. Je suis maintenant lié puisque cela fait 4-5 ans que j’y vais, même plus. Je suis lié affectivement, amicalement avec des gens. Je suis lié par ces livres puisque ces livres ont une histoire aussi dans ce village. J’ai peut être des projets pour le futur, pas définis, mais en fin quelque chose qui me trotte dans la tête, donc j’y retourne régulièrement. En plus psychologiquement, c’est indispensable, c’est une histoire tellement forte.

Purjus : Est-ce que cela signifie que vous allez travailler sur un nouveau livre ayant trait au génocide rwandais ?

Jean Hatzfeld : Je n’ai pas d’idée précise, donc je n’ai pas de réponse précise à vous donner. C’est sûr que cette histoire n’est pas finie pour moi. Je pense que maintenant, il faut laisser du temps. Je suis très attentif à ce qui s’est passé au sujet de l’Holocauste. Et je vois que pour l’Holocauste, il a fallu attendre beaucoup de temps, 20, 30 ans pour que des gens parlent. Je pense que le temps est très important au lendemain d’un génocide. Je suis patient et je sais que cette histoire n’est pas finie pour moi.

Purjus : Je vous remercie pour votre temps et votre patience.

Jean Hatzfeld : C’est moi qui vous remercie.


Jean Hatzfeld sur www.purjus.net:

La stratégie des antilopes, Editions du Seuil, pages, 19 euros, (chronique dans notre édition d'octobre 2007)

Une saisons de machettes, Editions du Seuil, 312 pages, 19 euros, (chronique dans notre édition d'octobre 2003)

Dans le nu de la vie, Editions du Seuil (Points), 233 pages, 7 euros, (chronique dans notre édition d'octobre 2007)





 

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